Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales publié en juillet 2025 interpelle directement les entreprises. Philippe Goj, président du CIAMT, décrypte ses enseignements pour les dirigeants et DRH.
Plus de 130 000 licenciements pour inaptitude ont été prononcés en 2023. Un chiffre en hausse constante qui traduit une réalité préoccupante : la détection des salariés fragilisés intervient encore trop tardivement. Le rapport IGAS publié en juillet 2025 dresse un constat sévère et pointe une responsabilité souvent négligée : celle des employeurs.
Philippe Goj, président du CIAMT, service de santé au travail qui accompagne plus de 20 000 entreprises en Île-de-France, livre son analyse de ce document et ses implications concrètes pour le monde de l’entreprise.
Un message clair adressé aux employeurs
Le rapport IGAS ne tourne pas autour du pot. Les inspecteurs écrivent noir sur blanc que « les employeurs n’ont pas suffisamment conscience de l’apport qu’ils peuvent avoir à la prévention de la désinsertion professionnelle ».
Pour Philippe Goj, ce constat reflète une réalité qu’il observe quotidiennement : « Beaucoup d’entreprises considèrent encore que la santé de leurs salariés relève exclusivement du médecin. Elles attendent que le problème survienne pour réagir. Et quand elles réagissent, c’est souvent trop tard. »
Le président du CIAMT souligne un paradoxe : « Qui mieux que l’employeur connaît les contraintes d’un poste ? Qui peut décider d’aménager un horaire, d’adapter une tâche, d’autoriser du télétravail partiel ? Pourtant, cette expertise reste sous-mobilisée dans la prévention. »
La France en retard sur ses voisins européens
L’un des passages du rapport qui retient particulièrement l’attention de Philippe Goj concerne les comparaisons européennes. En Allemagne, en Suède, au Danemark, les employeurs sont bien plus responsabilisés qu’en France.
En Allemagne, depuis 2004, si un salarié cumule plus de six semaines d’arrêt sur les douze derniers mois, l’employeur doit obligatoirement lui proposer un programme de réinsertion professionnelle. Au Danemark, l’employeur prend en charge les indemnités journalières pendant les trente premiers jours et doit organiser un entretien dans les quatre semaines. En Suède, un plan d’aide au retour doit être prêt dès le trentième jour d’arrêt si celui-ci risque de dépasser soixante jours.
« En France, rien de tel », observe Philippe Goj. « Le système mutualise largement le coût de la désinsertion. L’employeur n’est pas directement pénalisé financièrement. Du moins pas de manière visible. »
Le coût caché de l’inaction
Car il y a bien un coût, même s’il échappe aux lignes de bilan. Philippe Goj en détaille les composantes : « Un salarié qui décroche, c’est d’abord des arrêts répétés. Des collègues qui compensent. Une désorganisation des équipes. Une perte de productivité difficile à mesurer mais bien réelle. »
Puis vient le licenciement pour inaptitude. Indemnités de rupture. Recrutement. Formation du remplaçant. Perte de savoir-faire.
« J’ai vu des entreprises se retrouver en grande difficulté après le départ de deux ou trois personnes clés », témoigne le président du CIAMT. « Des compétences irremplaçables envolées parce que personne n’avait pris le temps d’anticiper. »
Le rapport IGAS va dans le même sens : adapter un poste coûte moins cher que de gérer les conséquences d’une inaptitude. Encore faut-il s’en préoccuper à temps.
Cinq actions concrètes recommandées aux employeurs
À partir du rapport et de son expérience de terrain, Philippe Goj identifie cinq mesures que toute entreprise peut mettre en œuvre, y compris les plus petites.
Transmettre les arrêts de plus de trente jours au service de santé au travail. « Cette mesure simple permet à nos équipes d’identifier les salariés potentiellement en difficulté », explique-t-il. « Aujourd’hui, nous n’avons pas accès automatiquement à cette information. Certaines de nos entreprises adhérentes le font déjà. Cela ne leur coûte rien et cela peut changer la trajectoire d’un salarié. »
Informer le salarié en arrêt des dispositifs existants. Le rapport suggère de joindre à la première fiche de paie un document présentant les aides disponibles : visite de pré-reprise, essai encadré, temps partiel thérapeutique. « La plupart des salariés ignorent ces possibilités », constate Philippe Goj. « Une simple feuille d’information peut éviter ce gâchis. »
Intégrer le risque de désinsertion dans le Document Unique. « Combien d’entreprises le font ? Très peu », observe le président du CIAMT. « Pourtant, ce risque est réel. Y a-t-il des postes particulièrement usants ? Des métiers où le turnover explose après 50 ans ? »
Utiliser le rendez-vous de liaison. Créé par la loi de 2021, ce dispositif permet à l’employeur de maintenir le contact avec un salarié en arrêt long. « Ce n’est pas un contrôle, c’est une main tendue », précise Philippe Goj. « Dans les faits, il reste très peu utilisé. C’est dommage car il peut éviter que le lien ne se distende au point de rendre le retour impossible. »
Solliciter le service de santé au travail en amont. « Nous ne sommes pas là uniquement pour les visites médicales obligatoires », rappelle-t-il. « Trop d’employeurs nous découvrent au moment de l’inaptitude, quand les jeux sont faits. Nous pourrions intervenir bien plus tôt si on nous sollicitait. »
Un changement inévitable face au vieillissement de la population active
Pour Philippe Goj, les conclusions du rapport s’inscrivent dans une tendance de fond que les entreprises ne peuvent plus ignorer : « La population active vieillit. L’âge de départ en retraite recule. Les maladies chroniques progressent. »
Dans les années qui viennent, les entreprises compteront de plus en plus de salariés de plus de 50 ans, de plus en plus de collaborateurs confrontés à des problèmes de santé au cours de leur carrière.
« Celles qui auront anticipé cette réalité s’en sortiront mieux que les autres », estime le président du CIAMT. « Elles auront appris à adapter les postes, à fidéliser leurs salariés expérimentés, à prévenir plutôt que subir. Les autres continueront à gérer des licenciements pour inaptitude en se demandant pourquoi leurs meilleurs éléments partent. »
Et de conclure : « Le rapport IGAS nous tend un miroir. À nous de regarder dedans. »
À propos : Philippe Goj est président du CIAMT, service de prévention et de santé au travail interentreprises présent à travers 25 centres en Île-de-France, au service de plus de 20 000 entreprises et 300 000 salariés.
Sources :
- IGAS, Prévention de la désinsertion professionnelle : détecter le risque, coordonner les acteurs, Rapport n°2025-004R, juillet 2025
- DARES, Mouvements de main-d’œuvre (MMO), données 2023 sur les licenciements pour inaptitude
- Eurogip, Prévention de la désinsertion professionnelle et maintien en emploi : exemples dans quatre pays européens, janvier 2021
- Loi n°2021-1018 du 2 août 2021 pour renforcer la prévention en santé au travail